Le matin s'étire doucement sur les berges du fleuve. L’eau est calme encore, comme si elle retenait son souffle. Quelques silhouettes s’affairent en silence : des hommes torses nus portent les rames sur leurs épaules, des enfants courent déjà entre les bateaux, les mains pleines de ficelles colorées. Dans l’air humide flotte un parfum d’armoise séchée, de bambou tiède et de riz gluant.
Au loin, un tambour résonne. Lent, profond, comme le battement ancien d’un cœur qui ne veut pas oublier.
Sur un petit tabouret de bois, une vieille dame plie soigneusement des zòngzi, ces pyramides de riz enveloppées dans des feuilles vertes luisantes. À côté d’elle, une bassine d’eau et un panier rempli de dattes rouges. Ses gestes sont lents, précis, comme une prière tissée dans la fibre du quotidien.
Lorsque la Chine célèbre la fête des bateaux-dragons, les rivières s’animent, les rameurs s’élancent, les tambours martèlent l’eau, les familles préparent les offrandes, et dans les creux du vacarme, un nom revient, porté par le souffle du temps : Qu Yuan.
Ce n’est pas seulement une course. Ce n’est pas seulement une légende. C’est un jour où tout un peuple, à sa manière, se souvient. À travers les gestes, les saveurs, les chants et la ferveur, c’est une mémoire vive qui traverse les siècles, et que les rameurs, aujourd’hui encore, portent sur leurs épaules mouillées.
La rivière n’oublie jamais. Et nous, non plus.
Histoire d’un poète, mémoire d’un peuple
Il avait le cœur trop vaste pour son époque. Qu Yuan, ministre lettré de l’État de Chu, vivait au 4e siècle avant notre ère, à une époque où les royaumes se faisaient et se défaisaient dans la fièvre des alliances et des trahisons. Il croyait en la justice, en la loyauté, en une Chine unie par la vertu et non par la peur. Mais dans les palais, ses paroles étaient trop franches. Il fut exilé.
Loin de la cour, il marchait dans les montagnes, au bord des rivières, écrivant des poèmes pour un pays qui ne voulait plus de lui. Ses vers, tissés de douleur et d’amour, portaient encore l’espérance. Il parlait aux cieux, aux astres, à la terre et à son roi qui l’avait rejeté. On dit qu’il portait la robe blanche des sages et que ses mots résonnaient comme une plainte douce dans le vent du Hunan.
Et puis un jour, la nouvelle est tombée : l’armée de Qin avait pris la capitale de Chu. Alors Qu Yuan s’est approché de la rivière Miluo. Il a écrit ses derniers mots, puis s’est jeté dans l’eau. C’était le cinquième jour du cinquième mois.
Quand le peuple apprit sa mort, les pêcheurs descendirent la rivière dans leurs barques pour retrouver son corps. Ils frappaient l’eau avec leurs rames, battaient les tambours, jetaient des boulettes de riz dans les courants pour nourrir les poissons — non pas par piété, mais pour détourner les bêtes du corps du poète.

Chaque année, on refait ces gestes. On rame, on bat les tambours, on lance du riz. On ne sait plus très bien si c’est pour lui ou pour nous. Peut-être pour se rappeler qu’un homme, un jour, a aimé son pays plus que sa propre vie. Peut-être pour se rappeler qu’un mot, une idée, peut traverser les siècles.
Dans les villages et les villes, dans les écoles et les rizières, Qu Yuan est toujours là, dans le bruissement des rameurs, dans la vapeur des zòngzi, dans les poèmes récités à mi-voix par les anciens. Une présence discrète, mais tenace. Une mémoire qui flotte, comme une lanterne sur l’eau.
Le dragon, l’eau, et les forces invisibles
Bien avant que le nom de Qu Yuan ne résonne entre les montagnes, la Chine honorait déjà les esprits de l’eau. Dans les plaines humides du sud, on redoutait les débordements du fleuve autant qu’on espérait ses bienfaits. L’été approchait, la chaleur montait, les maladies rôdaient. Il fallait apaiser les puissances invisibles, trouver l’équilibre entre sécheresse et inondation, entre abondance et excès.
Le dragon, dans la pensée chinoise ancienne, n’a rien du monstre terrible de l’Occident. Il est l’âme du fleuve, l’esprit du ciel tombé sur la terre, gardien du rythme naturel des choses. Il contrôle la pluie, souffle sur les récoltes, veille sur les vivants.

Ses formes sont multiples, comme la nature elle-même : la tête d’un cheval, le corps d’un serpent, les griffes d’un aigle, la barbe flottante d’un vieil homme sage. Il ne rugit pas, il ondule. Il ne détruit pas, il protège — à condition d’être respecté.
Alors, au moment du solstice d’été, quand le yang culmine et que les vents chauds gonflent les jours, les hommes s’organisaient pour honorer le dragon-rivière. Ils peignaient la proue de leurs bateaux comme une tête de dragon, brandissaient des drapeaux aux couleurs vives, battaient les tambours pour réveiller son attention, rameurs au pas cadencé comme une offrande vivante.

C’est dans cette croisée entre rituel ancien et tragédie humaine que naît la fête des bateaux-dragons telle qu’on la connaît. Une fête d’eau et de feu, de mémoire et de saison, où les gestes du présent rejouent à la fois un adieu et une invocation.
Ce jour-là, on accroche aussi des brins d’armoise ou d’achillée aux portes des maisons, pour chasser les esprits malins de l’été. On fabrique de petits sachets parfumés, remplis d’herbes médicinales, noués à la taille des enfants. Ce sont des gestes discrets, presque oubliés, mais qui racontent encore une Chine où l’invisible a sa place, et où le monde des vivants dialogue doucement avec celui des esprits.
La course : rythme, sueur et fraternité
À midi, la rivière n’a plus rien de paisible. Elle vibre. Elle résonne. Elle exulte.
Sur la ligne de départ, les bateaux s’alignent, longs et étroits, dressant fièrement leurs têtes de dragon peintes à la main. Les rameurs se penchent en avant, corps tendus comme des arcs, muscles brillants de sueur. Un dernier roulement sourd s’élève du tambour à l’avant — puis c’est le départ.
Le fracas est immédiat. Le bois claque contre l’eau, les pagaies plongent à l’unisson, les tambours battent la cadence comme un cœur lancé au galop. Chaque équipe est un seul souffle, un seul élan. Sur les berges, on crie, on applaudit, on court en suivant les embarcations. Le fleuve, soudain, devient une arène.

Ce tumulte joyeux, ces cris de gorge, ces bras levés, tout cela puise son origine dans le geste désespéré des pêcheurs de Chu, sillonnant la rivière Miluo pour retrouver le corps de Qu Yuan. Les tambours d’aujourd’hui sont les échos de ceux qui frappaient autrefois pour effrayer les poissons. La course elle-même, une quête renouvelée, un hommage battu à la cadence du souvenir.
Ces courses de bateaux-dragons (赛龙舟, sàilóngzhōu) ont traversé les siècles. Déjà, à l’époque des Royaumes Combattants, les peuples de Wu et Yue, dans les provinces actuelles du Jiangsu et du Zhejiang, faisaient voguer des embarcations aux formes fantastiques pour apaiser les esprits de l’eau. Sous les Han, elles sont devenues compétitions. Puis les traditions ont essaimé jusqu’à Taïwan, Hong Kong, le Japon, le Vietnam…

Aujourd’hui encore, certaines équipes s’entraînent pendant des mois, peaufinent leur coordination comme un ballet martial. D’autres, plus modestes, rament pour l’honneur du village, pour la beauté du geste, pour la fraternité du moment. Parfois, une médaille est remise. Mais ce qu’on vient chercher ici, surtout, c’est l’unité du groupe, la fierté d’appartenir, le plaisir d’aller ensemble dans un même élan.
Et dans les petites villes, là où tout le monde se connaît, les cris de la foule ont un goût particulier. Ce sont des voisins, des cousins, des anciens élèves qu’on encourage. Il n’y a pas de vaincus : seulement ceux qui ont porté l’histoire sur leurs bras, un instant de plus, sur les flots.
Zòngzi : l’enfance du goût et le souvenir enroulé
Dans une ruelle étroite, à l’ombre d’un vieux figuier, une femme assise sur un tabouret noue des feuilles de bambou autour de petits tas de riz gluant. Ses doigts vont vite, sûrs, presque machinalement. Mais dans chaque geste, il y a quelque chose d’autre — une attention, une douceur, une mémoire. Elle prépare des zòngzi (粽子), comme sa mère les lui a appris, et comme elle l’enseignera peut-être, plus tard, à ses petits-enfants.
Les zòngzi, ce sont ces petites pyramides enveloppées dans des feuilles vertes, ficelées avec soin et cuites à la vapeur. À l’intérieur, du riz gluant mêlé à des ingrédients qui varient selon les régions et les familles : dattes rouges, pâte de haricots sucrée, jaune d’œuf salé, porc mariné, champignons parfumés… Chaque bouchée raconte une origine, un dialecte, une tendresse.
On dit que les tout premiers zòngzi ont été jetés dans la rivière pour détourner les poissons du corps de Qu Yuan. Aujourd’hui encore, leur forme évoque l’offrande. Ce sont des paquets de mémoire, des présents tressés à la main, des gestes qui relient les vivants aux anciens.

Mais ce ne sont pas que des symboles. Ce sont aussi des saveurs d’enfance, de cuisine partagée, de cuisine qui prend le temps. Durant les jours qui précèdent la fête, on voit apparaître des étals entiers dédiés aux zòngzi : les feuilles trempent dans de grandes bassines, le riz est trié, les ingrédients préparés avec soin. Les conversations vont bon train. On échange des astuces. On se dispute sur la meilleure garniture.
Dans le nord, on les préfère souvent sucrés, avec des fruits secs ou de la pâte de haricots rouges. Dans le sud, ils sont plus généreux, salés, presque rustiques. Mais partout, ils ont ce goût dense et moelleux, légèrement parfumé par la feuille de bambou, et cette chaleur qui reste longtemps dans la paume, quand on les tient tout juste sortis du panier vapeur.
Le reste de l’année, on en trouve parfois, ici ou là. Mais c’est pendant la fête des bateaux-dragons qu’ils ont leur vraie place. Comme un retour. Comme un remerciement. Comme une manière de dire : « Je me souviens. Je t’honore. Je prends le relais. »
Un jour de fête, trois jours de liens
La fête des bateaux-dragons, c’est un tumulte qui s’étale sur trois jours de congés officiels, mais qui bat son plein bien avant et bien après. Les préparatifs, les retrouvailles, les conversations échappées au pas de la porte — tout cela fait partie du tissage. Car si les bateaux voguent sur l’eau, les liens, eux, se trament dans les cœurs et les foyers.
Dans les villes, les gares sont bondées. Des valises pleines de zòngzi et d’habits d’été descendent les escaliers roulants. On revient au village. On retrouve ses parents, ses amis d’enfance. On se presse dans les cuisines, on accroche des talismans aux fenêtres, on se dispute gentiment sur la cuisson du riz. C’est une fête d’échange, de passage, où l’on prend soin les uns des autres autant que de la mémoire.

Partout, de petits rituels anciens refont surface, comme des herbes que l’on croyait disparues : des sachets d’herbes parfumées cousus à la main — remplis d’armoise, de clous de girofle, de camphre, de fleurs séchées — que les enfants portent accrochés à la taille, pour les protéger des maux invisibles de l’été. On glisse aussi autour de leurs poignets de fils colorés, rouges, jaunes, verts, noués selon d’antiques croyances, puis coupés et jetés à la rivière une fois la saison passée.
Dans le sud, des défilés traversent les villages, tambours en tête. Dans le nord, on suspend des plantes médicinales aux portes, pour éloigner les fièvres. À Hong Kong, les bateaux glissent dans le port comme des éclats de dragon entre les gratte-ciels. À Taïwan, au Vietnam, dans certaines communautés chinoises d’outre-mer, la fête prend des couleurs nouvelles, mais l’esprit demeure.
Et c’est peut-être là, dans cette capacité à se transformer sans se dissoudre, que la fête des bateaux-dragons tire sa force. Elle vit dans les gestes modestes, dans le goût du riz tiède, dans la rumeur du tambour, dans le regard d’un grand-père qui observe la course et qui sourit sans rien dire.
Ce n’est pas une fête spectaculaire. C’est une fête tissée d’intime, de transmission, de présence partagée. Un jour pour courir. Trois jours pour se retrouver. Et, parfois, une vie entière pour comprendre ce qu’on a reçu.
Date des prochains festivals des bateaux dragon
- En 2026 : le vendredi 19 Juin 2026
Quand les derniers bateaux accostent, que les tambours se taisent et que les rameurs essorent leurs chemises trempées au soleil, le fleuve retrouve peu à peu son calme. L’eau recommence à glisser, lisse, tranquille, comme si rien ne s’était passé. Mais il y a dans l’air une densité nouvelle, quelque chose de suspendu entre les éclats de voix et les silences qui suivent.
Les familles rentrent chez elles. Les feuilles de bambou sont jetées dans les seaux, les zòngzi refroidissent sur les assiettes, les enfants dorment avec leur sachet parfumé noué à la taille. Et quelque part, dans un coin du salon ou d’un souvenir, Qu Yuan veille encore, non comme une figure tragique, mais comme une présence familière.
Ce que la fête des bateaux-dragons nous rappelle, ce n’est pas seulement une histoire ancienne ou un héros perdu. C’est que la fidélité, la poésie, la communauté sont des forces vivantes. Que l’on peut encore, dans un monde agité, ramer ensemble pour quelque chose de plus grand que soi.
La rivière n’a rien retenu du corps du poète. Mais elle porte encore ses mots, ses rêves, ses absences. Elle les mêle au chant des rames, à la vapeur du riz, au tumulte des villes modernes et aux prières muettes des anciens.
Et si vous tendez l’oreille, au détour d’un quai ou d’un marché, vous entendrez peut-être, dans le froissement d’un sachet d’armoise ou le claquement d’un tambour, ce que la Chine murmure à qui sait l’écouter : la fidélité n’est pas un devoir, c’est un art de vivre.

