Kubilai Khan : conquérant ou empereur légitime ?

Kubilai Khan : conquérant ou empereur légitime ?

Dans les brumes du 13e siècle, quelque part dans les steppes balayées par le vent, une figure surgit : Kubilai Khan, petit-fils de Gengis, stratège des plaines mongoles, futur empereur de Chine.
En Occident, son nom évoque un cavalier barbare abattant les remparts de la civilisation chinoise à coups de sabre. L’histoire retient souvent les massacres, la ségrégation, les lois imposées par la force. Kubilai, le nomade devenu roi, reste l’image d’un étranger imposant sa loi sur une terre qui n’était pas la sienne.
Et pourtant, en Chine, c’est une toute autre mémoire qui affleure. Là-bas, il n’est pas un envahisseur. Il est l’unificateur, celui qui, après des décennies de division, aurait rassemblé sous une même bannière les plaines centrales, les montagnes du Sichuan, les rizières du sud. Il n’est pas vu comme un intrus, mais comme un empereur légitime, ayant reçu le Mandat du Ciel, et fondé la dynastie Yuan, aujourd’hui intégrée au récit national officiel.

Comment comprendre ce double visage ? Comment un même homme peut-il incarner à la fois la domination étrangère et l’ordre impérial ? Ce n’est pas seulement une affaire de faits ou de dates, mais de regard, de langage, de mémoire collective.

Car l’histoire, en Chine comme ailleurs, n’est jamais un miroir neutre. Elle est tissée, choisie, transmise.

Alors, pour comprendre pourquoi Kubilai Khan est aujourd’hui enseigné en Chine comme un empereur chinois, et non comme un conquérant, il faut plonger dans une manière singulière de raconter le passé — où la continuité prime sur la rupture, où même les ennemis peuvent devenir des ancêtres, et où l’unité du pays justifie bien des silences.

Ce voyage-là ne vous emmènera pas seulement à travers les siècles. Il vous invitera aussi à interroger votre propre manière de lire l’histoire.

Une légitimité fondée sur le Mandat du Ciel, non sur l’origine

Dans l’univers politique chinois, la légitimité ne repose ni sur le sang, ni sur la conquête brute, mais sur une alchimie plus subtile : un mélange d’ordre cosmique, de continuité rituelle et d’incarnation territoriale. C’est là que se croisent deux notions centrales : le Mandat du Ciel (Tiānmìng, 天命) — souffle mystique qui autorise un homme à gouverner l’empire — et le Zhèngtǒng (正统), littéralement la « succession orthodoxe », qui désigne la lignée reconnue comme légitime dans l’histoire officielle.

Depuis les Zhou, puis les Han, la Chine n’a cessé de théoriser ce qui fait qu’une dynastie est digne de succéder à la précédente dans la grande chaîne impériale.

Trois critères se dégagent, mêlant philosophie, cosmologie et pragmatisme politique :

  • Contrôler le centre du monde chinois : les Plaines centrales (Zhōngyuán, 中原), cœur symbolique de la civilisation ;
  • Adopter les rites et institutions impériales : calendrier officiel, bureaucratie confucéenne, examens impériaux ;
  • Assurer l’ordre, la stabilité, la prospérité : preuve tangible que le Mandat du Ciel a été accordé.
Cette conception ne tient pas compte de l’origine ethnique du souverain. On peut être un étranger, mais devenir légitime, à condition de s’inscrire dans cette tradition formelle et territoriale.

C’est précisément ce que va faire Kubilai Khan, non pas par conviction confucéenne, mais par besoin de légitimation. Héritier de l’empire mongol, il comprend qu’en Chine, la force seule ne suffit pas. Il faut entrer dans le récit, endosser les formes du pouvoir impérial pour être reconnu comme successeur, et non comme usurpateur.

En 1271, il proclame la dynastie Yuan, fonde une nouvelle ère impériale, installe sa capitale à Dadu (l’actuelle Pékin), et adopte les titres et les rituels impériaux.

Il ne se présente plus seulement comme un khan mongol, mais comme le successeur légitime des Song, qu’il achève de vaincre en 1279.

Pour sceller cette continuité, il fait même rédiger l’Histoire officielle des Song (Sòngshǐ, 宋史), geste hautement symbolique : dans la tradition chinoise, raconter l’histoire de la dynastie précédente est une façon d’asseoir sa propre légitimité.

Et malgré les violences de la conquête, malgré les pratiques étrangères, les Yuan sont intégrés dans la succession des dynasties orthodoxes, aux côtés des Tang, des Song, des Ming. Le Zhèngtǒng n’est pas ethnique. Il est structurel.

Le conquérant absorbé… jusqu’à un certain point

Ce que Kubilai emprunte aux traditions impériales chinoises n’est pas l’esprit, mais la forme. Son pouvoir vient des steppes, du sabre, d’un ordre nomade fondé sur la loyauté personnelle et la puissance militaire. Il ne gouverne pas comme un empereur Han — il gouverne en mongol, sous un costume chinois.

Dès les premières années de son règne, il abolit les examens impériaux (en 1258), qu’il juge élitistes et inadaptés à son projet. L’administration est confiée à une élite composite : Mongols, Ouïghours, Tibétains, Semu venus d’Asie centrale — tandis que les Han sont placés au bas de la hiérarchie, exclus des hautes fonctions, interdits de port d’armes, parfois même de l’apprentissage de certaines langues étrangères.

Quant au confucianisme, Kubilai le tolère plus qu’il ne le respecte. Il en perçoit l’utilité pour encadrer l’administration, mais reste profondément éloigné de ses exigences morales. Son cœur penche vers le bouddhisme tibétain, qu’il promeut, soutenant les lamas comme guides spirituels et conseillers politiques. Le taoïsme est marginalisé, suspecté de dissidence.

Le socle idéologique de l’empire Yuan n’est plus confucéen.

Et pourtant — c’est là tout le paradoxe — la dynastie Yuan est pleinement reconnue comme légitime dans l’histoire chinoise. Pas parce que Kubilai s’est sinisé, mais parce qu’il a su endosser les formes du pouvoir impérial : un nom de règne, une capitale dans le nord, une structure d’État stable. Il a habité l’architecture de l’empire, même s’il en a détourné certains piliers.

Il ne devient pas chinois au sens confucéen, mais il entre dans le récit.

Dans cette lecture, les Yuan ne sont pas une anomalie, mais une étape composite, violente, imparfaite — mais inscrite.

Et si l’histoire enseignée aujourd’hui en Chine met peu en avant les discriminations ou les massacres, ce n’est pas toujours par calcul. C’est aussi que ces faits entrent mal dans un récit conçu pour relier, pour unifier, pour éviter les brisures.

Le Zhèngtǒng joue ici son rôle de fil rouge, maintenant l’idée d’un empire capable d’absorber même ses conquérants. Et dans ce récit, Kubilai n’est plus un étranger. Il devient, par les formes qu’il adopte, un souverain de Chine — non malgré son altérité, mais en la réinscrivant dans la structure impériale.

Le regard occidental : une lecture de la rupture et de la domination

Si l’histoire, en Chine, tend à se raconter comme une longue respiration — parfois troublée, mais jamais interrompue — l’Occident adopte souvent un regard plus anguleux, plus critique, plus attaché aux ruptures qu’aux continuités. Ce contraste est flagrant lorsqu’il s’agit de la dynastie Yuan.

Là où l’un voit une transition, l’autre voit une fracture.

Dans les récits occidentaux, Kubilai Khan reste d’abord un conquérant. Un général des steppes, petit-fils de Gengis, qui écrase par la force l’élégance raffinée des Song du Sud. Ce que l’on retient, ce ne sont pas les rites impériaux adoptés à Pékin, mais les massacres, les sièges impitoyables, la hiérarchie ethnique sévère instaurée par le régime mongol.

Cette perception est cohérente avec la tradition historique occidentale, marquée par :

  • Une conception ethno-nationale de la souveraineté : un peuple, un territoire, un État ;
  • Une sensibilité aiguë à la rupture, à l’invasion, à la domination ;
  • Une lecture critique des pouvoirs centralisés, souvent héritée des Lumières ou des mouvements révolutionnaires.

C’est une autre manière de raconter, qui n’est pas moins légitime, mais qui ne cherche pas l’unité à tout prix. Là où l’histoire chinoise tend à intégrer l’ennemi, l’histoire occidentale aime le nommer, le désigner, parfois le condamner.

Et cela ne signifie pas que les historiens occidentaux ignorent les nuances. Beaucoup ont souligné les apports des Yuan : la réouverture des routes commerciales, l’émergence d’une Chine connectée au monde musulman, indien, européen. L’influence de cette période est indéniable.

Mais sur le plan politique et culturel, le récit reste celui d’une domination étrangère — vécue, analysée, transmise comme telle.

Deux façons de raconter l’histoire : ni fausses, ni neutres

Face à une même époque, les récits divergent. Non parce qu’ils mentent, mais parce qu’ils s’enracinent dans des valeurs différentes, des priorités culturelles, des héritages invisibles. La dynastie Yuan n’échappe pas à cette règle : elle est le miroir de nos manières de penser le passé — et de ce que ce passé doit dire, aujourd’hui, à ceux qui le portent.

L’histoire n’est jamais ce qui s’est passé. Elle est ce que l’on choisit de retenir, de transmettre, de croire.

En Chine, le récit de la continuité l’emporte sur celui de la fracture.
C’est une logique ancienne, nourrie par le confucianisme et la culture impériale, où l’unité est un bien suprême, et où même les périodes de domination étrangère sont absorbées dans une histoire plus vaste.

On n’efface pas Kubilai parce qu’il est mongol. On l’intègre parce qu’il a gouverné la Chine, bâti une dynastie, prolongé l’Empire.
Ce n’est pas une falsification, c’est une cohérence interne : un récit de transformation, de résilience, où l’Autre peut devenir un fragment du même.

En France, et plus largement en Occident, le regard est souvent plus critique, plus segmenté. Nous avons hérité d’une histoire fondée sur les ruptures : 1789, 1848, la Commune, la Résistance, autant d’épisodes qui valorisent la capacité à rompre, à dénoncer, à se soulever. L’histoire devient alors un champ de luttes, de violences, de responsabilités à assumer. Ce regard peut être salutaire, mais il a aussi ses angles morts.

Cette diversité des récits ne s’observe pas seulement entre la Chine et l’Occident. Elle traverse aussi l’Asie, où chaque nation façonne son passé selon ses blessures ou ses croyances.

À la fin du 13e siècle, Kubilai Khan lance deux invasions du Japon, en 1274 et 1281, depuis les côtes de la Chine Yuan. Deux expéditions mobilisant des dizaines de milliers d’hommes et des centaines de navires — toutes deux échouées, notamment à cause de de typhons qui dispersent la flotte.

En Chine, ces revers sont relégués au rang d’épisodes secondaires, souvent résumés en quelques lignes dans les récits officiels.
Mais au Japon, ils occupent une place centrale dans la mémoire nationale. C’est de là qu’est né le mythe du « kamikaze » — le vent divin envoyé par les dieux pour protéger l’archipel de l’invasion étrangère.
Un mythe fondateur, transmis de génération en génération, qui ressurgira sept siècles plus tard, dans un contexte radicalement différent : celui des pilotes suicides de la Seconde Guerre mondiale.

Et c’est précisément autour de cette guerre que les récits nationaux se réécrivent encore aujourd’hui.

En France, elle fut longtemps racontée sous l’angle de la résistance. Ce récit a mis des décennies à intégrer la collaboration, le rôle de l’État de Vichy, la rafle du Vel d’Hiv menées par la police française. Après la guerre, nombre de collaborateurs ont échappé à la justice, ou ont rapidement retrouvé des postes dans l’administration ou le privé. Il y a donc eu un effort de réconciliation nationale, parfois au prix d’un effacement des responsabilités.

En Russie, l’ex-URSS revendique toujours avec force le rôle central de l’Armée rouge dans la défaite du nazisme. On parle de « Grande Guerre patriotique », avec un récit héroïque, fondé sur l’unité du peuple soviétique, les sacrifices immenses (plus de 20 millions de morts), et la victoire finale à Berlin. Ce récit existe. Il est réel. Mais il met souvent sous silence le pacte germano-soviétique de 1939, les purges staliniennes, ou encore l’occupation brutale de l’Europe de l’Est après 1945.

Au Japon, le récit est encore plus révélateur : le massacre de Nankin, commis par l’armée impériale japonaise en 1937 (plus de 200 000 morts), est minimisé, contesté, parfois totalement nié dans les manuels scolaires japonais. Officiellement, le gouvernement a exprimé des « regrets », mais sans jamais reconnaître pleinement la responsabilité de l’État japonais. Ce refus est lié à un profond malaise national sur la période militariste et à la volonté de protéger une forme de fierté identitaire. D’ailleurs, le musée de la paix d’Hiroshima est un autre exemple : il parle de la bombe atomique comme d’une tragédie absolue (ce qu’elle fut), mais n’aborde que très peu le contexte dans lequel elle a été utilisée.

Chaque nation construit son récit. Non par cynisme, mais par nécessité symbolique.

On a besoin d’une histoire qui console, qui unifie, qui donne sens. Et c’est là le cœur du sujet : il n’y a pas une vérité unique. Le récit historique est façonné, sélectionné, coloré par des sensibilités culturelles.

En Chine, ce besoin prend la forme d’une narration continue, d’une civilisation qui a su survivre à tout — invasions, famines, guerres, effondrements — en intégrant même ses ennemis. La dynastie Yuan en est l’exemple parfait : on pourrait la voir comme une domination étrangère brutale (et elle le fut en partie), mais dans le récit chinois, elle devient une période d’unification, une preuve de la puissance d’absorption de la culture chinoise.

Entre ces deux visions, il n’y a pas à choisir. Il y a à comprendre.
Comprendre que l’histoire n’est pas qu’un enchaînement de faits, mais un langage collectif, une manière de dire qui nous sommes, d’où nous venons, et ce que nous acceptons de transmettre.

La dynastie Yuan : un souffle venu du nord sur l’empire du Milieu
La dynastie mongole, a étendu le territoire chinois plus loin que toutes les dynasties précédentes et a exporté les inventions chinoises vers l'Europe.

Nous n’héritons pas seulement des événements. Nous héritons des façons de les raconter.

Kubilai Khan n’a pas changé d’identité. Il est resté Mongol, chef de guerre, maître des steppes. Et pourtant, en Chine, il est devenu un empereur. Non parce qu’il s’est fondu dans la culture Han, mais parce qu’il a été intégré dans une narration plus vaste, où l’important n’est pas d’où l’on vient, mais ce que l’on incarne.

En Occident, nous sommes tentés de voir dans les Yuan une domination, un épisode colonial. En Chine, c’est un moment d’unification, une preuve que même la violence peut être absorbée dans la durée.

Alors, qui a raison ? Peut-être personne. Ou peut-être chacun à sa manière.

L’histoire n’est jamais neutre. Elle est toujours racontée depuis quelque part, par quelqu’un, avec ses blessures, ses rêves, ses besoins.
Ce n’est pas seulement le passé qui parle à travers elle — c’est aussi le présent, et ce qu’il cherche à préserver.

Comprendre cela, ce n’est pas renoncer à la vérité.
C’est accepter que chaque peuple façonne sa mémoire comme un abri fragile, fait de silence, de récit, de transmission.

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