Il vivait seul, dans une petite pièce aux murs crevassés, quelque part dans les faubourgs de Pékin. Un lit bas, une chaise, un autel couvert de poussière. Dans un coin, un coffret laqué, noir et rouge, fermé par un loquet discret. Il ne l’ouvrait qu’en secret, à la tombée du jour, lorsque le silence de la ville semblait remonter du sol comme une brume ancienne.
À l’intérieur : un petit bocal, scellé, enveloppé dans de la soie. Et dedans, un bout de lui-même. Son Bao – le « trésor ». Un nom presque tendre pour ce fragment de chair tranché, momifié, gardé jalousement pendant des décennies. Un objet si petit, et pourtant chargé de l’espoir immense d’être, un jour, entier devant les ancêtres.
Car c’est là le paradoxe absolu des eunuques de la Chine impériale : pour servir le Fils du Ciel, ils acceptaient de trahir leur propre chair, de renier l’héritage corporel transmis par leurs parents. Et pourtant, ce même corps mutilé devait être réparé symboliquement à la mort, pour espérer trouver la paix dans l’au-delà. Le Bao, retiré dans la douleur, devenait l’unique preuve de leur humanité perdue.
On croit souvent tout savoir des eunuques : les intrigues de palais, la proximité du pouvoir, la jalousie des reines déchues. Mais derrière le vernis de l’histoire, il y a des hommes. Et derrière ces hommes, une peur silencieuse : celle de ne pas être reconnu après la mort, de rester incomplet pour l’éternité. Alors ils conservaient leur trésor comme d’autres prient un talisman.
Prix de l’Éternité : pourquoi le Bao était-il si sacré ?
Dans les ruelles de la cité impériale, on entendait parfois le pas feutré d’un homme sans âge, courbé mais digne, dont le regard portait plus loin que les murs rouges du palais. Il n’avait plus de descendance, pas de nom transmis, pas de famille auprès de qui vieillir. Et pourtant, il portait en lui une fidélité plus forte que le sang : celle envers ses ancêtres. Ou plutôt… envers leur regard.
Dans la Chine confucéenne, rien ne pesait plus lourd qu’un devoir envers les siens. Et ce devoir commençait par le corps.
身體髮膚,受之父母,不敢毀傷,孝之始也。
Notre corps, nos cheveux, notre peau, nous les tenons de nos parents. Ne pas les endommager est le commencement de la piété filiale.
Ces mots, chaque enfant les entendait, comme une litanie discrète. Se couper les cheveux trop courts pouvait être une offense. Se tatouer, un scandale. Alors, se faire castrer…
Devenir eunuque, c’était s’arracher à l’ordre des choses. C’était rompre le fil sacré du sang, refuser la transmission, entamer le corps hérité. Une mutilation non seulement physique, mais morale, familiale, cosmique.
Et pourtant, ils le faisaient. Volontairement, ou poussés par la pauvreté, la famine, ou les ambitions parentales. Certains enfants étaient castrés à dix ans, sans toujours comprendre. Le lendemain, ils n’étaient plus des garçons. Ils n’étaient pas encore des hommes. Ils entraient dans un autre monde.
Ce que leurs mains touchaient plus tard – les robes de l’impératrice, les clés du trésor impérial, les secrets d’État – n’effaçait jamais ce geste originel. Le Bao, soigneusement gardé, devenait le seul lien tangible avec ce qu’ils avaient été. Il était, paradoxalement, ce qui leur restait de leur lignée. Une trace. Un fragment de honte transmué en offrande future.

Dans le silence des temples, on priait pour que l’âme quitte le corps en paix, puis rejoigne les ancêtres dans leur demeure invisible. Mais pour franchir cette porte-là, il fallait être reconnu. Être complet.
Et que devenait une âme dont le véhicule était brisé ? Que dire d’un défunt sans sa masculinité ? Le corps d’un eunuque, même enterré avec faste, était considéré comme incomplet. Son esprit, dit-on, restait à errer entre deux mondes, comme une bougie sans vent, vacillant mais sans repos.
Le Bao devenait alors le talisman, la clef. Sans lui, ils n’étaient pas accueillis. Ils n’étaient pas reconnus comme fils. Ils devenaient spectres.
Il y avait, dans cette croyance, une poésie tragique : ces hommes si proches du trône, si puissants en surface, vivaient dans la peur muette de mourir sans être entiers. Non pas par orgueil, mais par fidélité. Fidélité à ceux qui les avaient mis au monde… et qu’ils avaient dû trahir pour survivre.

Lorsque l’eunuque mourait, une cérémonie discrète mais sacrée s’organisait. Le Bao était sorti de son coffre. On le nettoyait, on le replaçait, parfois recousu au corps, parfois simplement placé dans le cercueil, enveloppé dans un tissu brodé.
Ce n’était pas de la superstition, ni une bizarrerie médicale. C’était une tentative de réparation. Une manière, après une vie de mutilation, de demander pardon, et d’espérer, dans la mort, retrouver ce qu’on avait laissé derrière.
Les eunuques riches n’organisaient pas de funérailles somptueuses pour paraître. Ils le faisaient pour être sûrs que personne n’oublierait le Bao. Que ce petit fragment de chair ne resterait pas dans un tiroir. Qu’il serait là, au bon moment, au bon endroit. Comme une clef dans une serrure ancienne.
La « momie » personnelle et l’art macabre de la conservation
Tout commençait par l’opération.
Elle avait lieu dans l’ombre, souvent dans un arrière-bâtiment, parfois dans une cour à l’abri des regards. Les castrateurs – appelés « zhong ke » (中科) – formaient une corporation secrète, redoutée autant que sollicitée. Ils opéraient vite, souvent sans anesthésie réelle, à l’aide de lames chauffées au feu et de décoctions médicinales censées éviter l’infection. L’enfant ou le jeune garçon était allongé, tenu par plusieurs hommes. Un linge dans la bouche. La peur n’avait pas le temps de mûrir, seulement de hurler.
Une fois le geste accompli, le Bao – l’ensemble pénis et testicules – était recueilli comme une offrande. Certains castrateurs le rendaient immédiatement à la famille ou au futur eunuque. D’autres le conservaient dans un bocal, exigeant des paiements réguliers pour le garder en sécurité. Un véritable contrat non écrit liait l’eunuque au détenteur de son trésor. Et tout manquement pouvait avoir des conséquences funestes.

Puis venait le moment de la conservation.
Le Bao était lavé à l’eau pure, puis enduit d’un mélange d’épices, de camphre, de baume médicinal et parfois de thé fermenté. On le séchait à l’ombre pendant plusieurs jours, avant de l’envelopper dans une fine étoffe de soie. Le tissu était parfois brodé d’un idéogramme : longévité, paix, ou simplement le nom du propriétaire.
Enfin, on le plaçait dans un contenant : un bocal de porcelaine, une boîte en bois laqué, ou même un coffret d’argent, selon la richesse de l’eunuque. Le tout était scellé avec soin, parfois marqué d’un sceau personnel.
À cet instant précis, le Bao n’était plus un organe. Il était devenu une relique.
Mais que faire d’un tel trésor ?
Le Bao ne pouvait être montré. Il ne pouvait être perdu. Il ne devait pas être souillé. Alors les eunuques développaient, au fil des ans, une ritualisation intime de sa garde.
Certains le conservaient dans leur maison, dans un placard fermé à clé, sur une étagère haute, entre deux rouleaux de calligraphie. D’autres le glissaient dans une boîte cachée sous le plancher, ou derrière un panneau coulissant du lit. On raconte que certains faisaient creuser un petit compartiment dans un mur, qu’ils scellaient eux-mêmes, comme on enterre un talisman.
Un jour, un eunuque s’est réveillé, a ouvert son coffre, et n’a rien trouvé. La boîte laquée avait disparu. Plus de Bao. Ce n’était pas un vol ordinaire. C’était une condamnation. Une chute dans un abîme invisible. Car ce que l’on avait pris, ce n’était pas seulement un objet. On avait volé sa possibilité de mourir en homme entier.
Ce n’est pas une légende. Cela s’est produit. Plus souvent qu’on ne le croit.
Dans les couloirs de la Cité interdite comme dans les ruelles sombres de Pékin, une économie souterraine de la peur s’était installée autour de ces petits bocaux. Et les eunuques, pourtant gardiens des trésors impériaux, devenaient les premières victimes d’un trafic bien plus intime que l’or.
Un eunuque puissant pouvait survivre à une disgrâce, à une calomnie, à un bannissement. Mais pas à la disparition de son Bao.
Et parce que tout le monde le savait, il devenait une arme de chantage redoutable.

Il suffisait d’un domestique bien placé, d’un serviteur discret, d’un visiteur nocturne… et le trésor disparaissait. Ensuite, une lettre, une rumeur, une exigence.
Si vous voulez revoir votre Bao, vous ferez ce que je demande. Sinon, il ira au feu. Ou au caniveau.
On raconte que certains eunuques, devenus si paranoïaques, ne dormaient plus sans leur boîte posée sous leur oreiller. D’autres avaient fait forger des coffres en fer, cachés sous le plancher, et s’enfermaient eux-mêmes à double tour chaque nuit.
Le comble de l’ironie, c’est que ces hommes sans héritiers, sans lignage, sans descendance, vivaient dans la peur d’être dépossédés. Car il ne s’agit pas seulement d’argent, mais d’identité. Ce que le chantage met en jeu, ce n’est pas la richesse, mais le droit d’exister jusqu’au bout.
Certains ont payé. D’autres ont supplié. D’autres encore ont sombré dans la folie, convaincus que sans leur Bao, leur âme était déjà en train de se dissoudre.
Cette fragilité, nichée au cœur du pouvoir, révélait un paradoxe cruel : les eunuques, si proches de l’empereur, si redoutés à la cour, étaient aussi les plus vulnérables. Il leur suffisait de perdre un petit bocal caché pour que tout s’écroule.
Ce climat de peur donna naissance à un véritable marché noir du Bao.
Certains voleurs s’étaient spécialisés. Ils ne cherchaient pas l’argent, les bijoux, ni les objets d’art. Ils cherchaient les coffrets dissimulés, les boîtes sacrées, les petits bocaux en porcelaine. Ils savaient que leur valeur était incalculable pour leur propriétaire. Et que ce dernier paierait tout, accepterait tout, pour les revoir.
Des Bao ont circulé comme des monnaies d’échange. Ils ont été vendus, cachés, enterrés, parfois perdus à jamais. Et les histoires, aujourd’hui presque effacées, continuent de flotter comme des bribes de cauchemars dans les couloirs oubliés du palais.
La fin d’un monde et le sort des trésors
Il reste parfois, au fond d’un grenier, une boîte oubliée. Le bois est terni, la laque écaillée, les motifs à peine visibles sous la poussière. On l’ouvre par curiosité, sans savoir. Et puis on referme. Lentement. Comme si un silence ancien s’était échappé d’un siècle révolu.
Car avec la chute de l’Empire, les Bao ont disparu. Ou plutôt : ils se sont tus.
Quand l’empereur Puyi fut contraint d’abdiquer en 1912, la Chine impériale perdit d’un coup son axe sacré. La dynastie Qing s’effondra, les rites millénaires furent balayés par les vents de la République, et avec eux, toute une caste s’effaça dans le crépuscule de l’Histoire.
Les eunuques, ces hommes de l’ombre qui avaient servi les empereurs, les impératrices, les concubines et les dieux, n’avaient plus de place dans le monde nouveau.
Ils étaient trop proches du passé, trop marqués par le sacré, trop singuliers pour survivre à la modernité.
En 1924, lorsque Puyi fut définitivement expulsé de la Cité interdite, les quelques centaines d’eunuques encore présents furent dispersés comme des feuilles mortes. Beaucoup errèrent dans les rues de Pékin, réduits à mendier. D’autres trouvèrent refuge dans de vieux temples, devenus gardiens d’un monde disparu.
Et leurs Bao ?
Certains furent jetés, perdus, volés une dernière fois. D’autres restèrent dans des coffres fermés, enterrés à la hâte, oubliés sous une dalle, sous un arbre, dans la fissure d’un mur. Aucun n’a eu droit à la reconnaissance qu’il attendait. Aucun ne fut recousu au corps, ni placé sous les mains jointes d’un défunt.
Ils furent abandonnés comme eux.

Dans les croyances anciennes, cela signifiait une chose terrible : leurs âmes n’étaient jamais parties. Elles flottaient encore, incomplètes, quelque part entre deux mondes. Ni tout à fait mortes, ni vraiment vivantes. Juste… absentes.
Il s’appelait Sun Yaoting. Né en 1902, castré à l’âge de huit ans, il fut l’un des derniers à entrer au service impérial, peu avant la chute. Son témoignage – précieux, rare, bouleversant – est l’un des seuls que l’on ait aujourd’hui sur la vie intérieure d’un eunuque.
Il raconta tout : la douleur, la discipline, les humiliations, la loyauté, les longues nuits à marcher seul dans les couloirs de la Cité interdite. Mais ce qui revenait toujours dans ses mots, c’était le soin extrême qu’il avait apporté à son Bao.
Il l’avait conservé, toute sa vie, dans une jarre enterrée sous sa maison. Il en parlait comme d’un enfant, comme d’un frère.
Il le surveillait. Le vérifiait. Parfois, il s’asseyait simplement au-dessus de l’endroit où il l’avait enfoui. Il disait que ça l’aidait à se sentir « complet, même un peu ».
Sun Yaoting est mort en 1996. Il avait 94 ans. Il n’avait ni femme, ni fils, ni descendance. Mais il avait sa jarre. Il avait son trésor. Et jusqu’au bout, il a veillé sur lui. Comme un moine veille sur une relique. Comme un père veille sur un souvenir.
Il est le dernier. Ou du moins, le dernier à avoir parlé. Tous les autres sont partis dans le silence. Dans l’oubli.
Mais peut-être… peut-être qu’au fond de la terre chinoise, dans les ruines d’une maison, derrière une cloison d’un vieux temple ou sous un cyprès noirci par le temps, des Bao dorment encore. Petits, secs, silencieux. Mais pleins d’une humanité enfouie, d’un espoir ancien.
Des morceaux d’âme attendant encore qu’on les recolle à leur histoire.
Ils n’avaient plus de fils. Plus de nom. Plus de corps entier. Et pourtant, ils faisaient tout pour mourir complets – dans le regard des ancêtres, sinon dans la chair.
Le Bao n’était ni morbide, ni grotesque. C’était un fragment d’identité. Une prière momifiée. Leur seule chance de réintégrer le cercle des morts aimés.
Derrière les intrigues de cour, il y avait cette peur nue : partir incomplets, et n’être jamais reconnus. Et peut-être, dans cette obsession si particulière, se dit quelque chose de plus vaste. Nous portons tous des absences. Des pertes tues. Et nous cherchons, à notre manière, à recoller ce qui a été arraché.
Leur véritable pouvoir n'était pas dans les palais, mais dans cette petite boîte cachée – comme un éclat d'âme arraché, qu'ils espéraient, un jour, rendre à ses propriétaires légitimes : leurs ancêtres.
